L’Histoire à la poubelle, SudOuest du 22/05/2010

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L’Histoire à la poubelle Des kilos d’archives, entre documents politiques et propagande antisémite, ont été découverts par hasard dans une benne à ordures.

Article de Denis Lherm

On trouve des choses incroyables dans les bennes à ordure. Mais ce qui a été découvert par hasard il y a quelques jours par le conseiller municipal et général Matthieu Rouveyre (PS), dans une rue de Bordeaux, dépasse l’imagination. L’histoire remonte à la fin de la semaine dernière. Alors qu’il marche dans une rue du centre-ville, vers 23 heures, son regard est attiré par une benne de camion posée sur la chaussée. Elle est remplie de dizaines de kilos de documents. « J’ai vu des dossiers qui dépassaient, j’ai regardé par curiosité. Je suis tombé sur le programme électoral de Gilles Savary pour les élections municipales de 1995. J’ai continué à fouiller, il y avait des dossiers à la pelle, dont beaucoup de propagande politique », raconte Matthieu Rouveyre.

Propagande antisémite

L’élu emporte quelques documents et rentre chez lui. Là, à tête reposée, il prend conscience qu’il a fait une trouvaille hors du commun. Le lendemain, il revient et passe plusieurs heures à fouiller dans la benne. Il en ressort près de 300 dossiers, pour environ 40 kg de documents divers. Parmi les vieux papiers, des dizaines de documents issus de la dernière Guerre Mondiale apparaissent. Il y a des tickets de rationnement, des vieux journaux, des brochures sur l’empire colonial et, surtout, un attirail complet de la propagande antisémite de l’époque. Il trouve notamment trois exemplaires du « Cahier jaune », une revue mensuelle éditée de 1941 à 1943 par l’Institut d’étude des questions juives. Cet organisme, placé sous le contrôle du bureau de propagande allemande, servait à diffuser les idées antisémites. Dans la benne également, un effrayant conte pour enfants, sorte de bande dessinée parodiant Le Petit chaperon rouge avec un personnage dénommé « Grosjuif » dans le rôle du loup. Il y a aussi des publications de l’Association pour défendre la mémoire du maréchal Pétain, et des bulletins d’adhésion. Parmi les journaux, plusieurs éditions de « La Petite Gironde » ou encore de « L’Assaut », périodique anti juif et anti franc-maçon. Plus loin, dans ce lot décidément disparate, on trouve aussi le premier bilan de Jacques Chaban-Delmas à la mairie, daté de 1952, avec ce titre triomphant : « à Bordeaux, les autobus remplacent les tramways ! ».

L’Ordre nouveau

La période couverte par le contenu de la benne court des années 30 à la fin des années 70. Dans le lot, des cartes d’adhésion à l’Ordre nouveau. Fondé en 1969, ce groupuscule d’extrême droite avait été dissous en 1973 par le gouvernement. Un an plus tôt, c’est lors d’un congrès de l’Ordre nouveau que le Front national avait été fondé. Le propriétaire des archives jetées dans la benne à Bordeaux appartenait clairement à cette mouvance. Dès lundi, Matthieu Rouveyre signale sa trouvaille, et l’intérêt manifeste de certaines pièces, au conservateur des archives départemen- tales, à qui il compte transmettre les documents. Un archiviste est aussitôt dépêché auprès de la benne, mais trop tard : elle a été emportée par la société ADP, à qui elle avait été louée, et les papiers ont été détruits. Une autre benne est là, mais son contenu est moins riche. Et surtout, la propriétaire des documents s’oppose à leur transmission. Quant aux pièces détenues par Rouveyre, les archives ne peuvent les accepter comme don que s’il est établi qu’elles ont été acquises dans des conditions légales. Selon l’élu, ce qui a été pris dans une poubelle est légalement considéré comme « sans propriétaire », donc libre d’être pris par quiconque. Catholique et protestant La propriétaire des documents veut conserver l’anonymat, mais elle raconte en revanche sans mal son histoire : « mon mari était antiquaire. Il collectionnait tout, c’était épouvantable. Il avait par exemple tous les numéros de “Sud Ouest” jusqu’à la mort du général De Gaulle. Il est décédé il y a deux ans, c’est mon fils qui a jeté les documents, car il y en a tellement que nous ne savons qu’en faire. Il était très à droite, mais moi j’étais très gaulliste. Je l’ai rencontré après la guerre, il m’avait caché ses idées. Quand j’ai découvert ça, on s’est battu pendant des années. Moi, j’avais rejoint la Résistance à Londres, puis fais le Débarquement en Normandie comme infirmière, avec ma sœur ». Sur les listes des FFL (Forces Françaises Libres), il y a en effet le nom de cette femme de la Résistance, qui a donc fait sa vie avec un homme d’extrême droite. « Et en plus, j’étais catholique et lui protestant ! », s’amuse-t-elle. Pas pensé aux archives Son fils, qui a rempli les bennes, explique que, confronté au volume de documents à éliminer pour libérer l’appartement après le décès du deuxième mari de sa mère, il n’a pas pensé à contacter les archives. Il a loué des bennes privées et financé la destruction. Les archives départementales étudient maintenant la possibilité de recevoir ce qui a été « sauvé » par Matthieu Rouveyre. Les documents de propagande antijuive ne sont pas une découverte du point de vue des connaissances historiques. « Cahier Jaune » est par exemple une revue connue, mais rare : la majorité des exemplaires ont été détruits après-guerre. Ces documents ne courent pas non plus les rues. Sauf à Bordeaux, donc, où c’est là, de manière accidentelle, qu’un pan de l’Histoire a choisi de refaire surface.